
ébat de spécialistes à l'origine, la querelle sur le réchauffement climatique tourne à la guerre de religion, avec les mêmes excès, les mêmes exclusives et une violence exacerbée, qui reste heureusement jusqu'ici purement verbale. En viendra-t-on aux mains ? On peut s'inquiéter en lisant les messages reçus en masse après la publication, le 1er mars, d'un article de Stéphane Foucart critiquant le dernier livre de Claude Allègre et, le 4 mars, de la réponse de ce dernier, sous forme d'une tribune.
« Climato-sceptiques » contre « réchauffistes » s'équilibrent en nombre, témoignant de la profonde division de nos lecteurs sur ce sujet. Ce clivage est nouveau. Jusqu'en 2009, l'immense majorité nous encourageait à traiter des enjeux écologiques (notamment climatiques) pesant sur le monde. En témoignait l'excellent accueil réservé aux pages Planète, créées en 2008, comme aux éditoriaux ou chroniques en ce sens. Le retournement d'une partie de l'opinion a été fulgurant. Il a débuté en novembre 2009 avec le « Climategate », c'est-à-dire le piratage de courriels échangés entre des climatologues de l'université d'East Anglia (Royaume-Uni). L'échec du sommet de Copenhague en décembre, puis la polémique visant le Groupe intergouvernemental d'experts sur l'évolution du climat (GIEC) sur la fonte des glaciers de l'Himalaya, en janvier, ont fini de convaincre les plus ébranlés que le péril du réchauffement climatique, sans solution aisée, était une fable, voire un complot.
Le Monde a largement rendu compte de ces controverses. Il les a même devancées en étant le premier, dès le 26 novembre 2009, dans un reportage passé inaperçu, à mettre en doute le rythme de fonte des glaciers himalayens prévu par le GIEC.
Pourtant les accusations n'ont cessé de pleuvoir sur les grands médias en général et Le Monde en particulier, soupçonnés de participer au « complot ». L'article de Stéphane Foucart, « Le cent-fautes de Claude Allègre », les a exacerbées. « Il n'est pas sérieux de couvrir le «Climategate» avec le parti pris affiché qui est le vôtre, alors que Le Monde est censément le quotidien français de référence », écrit Coline Bied-Charreton (Paris). « Bien sûr Claude Allègre irrite. Son ton provocateur et ses débordements entraînent naturellement la riposte : «on a envie de se le payer». Votre «cent-fautes» témoigne de cette pulsion, en relevant des erreurs à mon sens plutôt bénignes. Le Monde devrait dépasser ces querelles et élever le débat en approfondissant quelques questions de fond martelées par ce polémiste », ajoute Joël André (Martigues, Bouches-du-Rhône). « Je ne saurai trop m'élever contre le ton ironique, voire méprisant de cet article qui dénature le débat », renchérit Jean-Claude Pecker (Paris).
La tribune de Claude Allègre a suscité des réactions tout aussi tranchées. « Dans sa réponse, Claude Allègre montre qu'il ignore ce qu'est la science, remarque Philippe Leconte (courriel). Il l'a déjà prouvé lors de l'affaire du volcan de la Soufrière, en 1976, en prenant parti contre Haroun Tazieff sur des bases pseudo-scientifiques. Le problème est qu'il discute de questions politiques en s'appuyant sur sa prétendue autorité scientifique. » « Les diatribes de Claude Allègre sur le climat ne relèvent pas de la démarche scientifique, appuie Jean-Claude Courbis (Chambéry). Si tel était le cas, il aurait publié des études sur ce thème dans une revue scientifique, afin de les soumettre à l'examen des experts. » La place manquant ici pour citer tous les messages, le Courrier des lecteurs, en publie un échantillon.
Notons que les erreurs relevées par Stéphane Foucart n'ont été démenties ni par les nombreux spécialistes qui ont écrit ni même par M. Allègre, dont la tribune reprenait la thèse générale de son livre sans répondre dans le détail. Pour parer à toute critique, l'article aurait certes pu d'emblée lui donner la parole, ce qui est de bonne pratique, mais le journal, en ouvrant ses colonnes (et sa « une ») à l'auteur trois jours plus tard, a rétabli l'équilibre.
Cet article a choqué, car il avait la forme, rarement utilisée pour une recension, d'un catalogue d'erreurs, ce qui, en pleine guerre du climat, pouvait apparaître comme une prise de position, voire un règlement de comptes.
« Ce livre est lui-même très polémique et tourné de manière à laisser croire à un complot, explique Stéphane Foucart. Il représente un courant de pensée anti-écologiste qui n'a peut-être pas assez de place dans les médias, mais quand on constate une telle accumulation d'erreurs il y a un moment où on ne peut pas mettre la balle au centre, il faut apporter des éléments solides au débat. Le travail du journaliste scientifique ne consiste pas à traiter des problèmes idéologiques, économiques ou politiques, mais à donner l'état de l'art en sciences : que sait-on ou non. Je m'en tiens essentiellement à ce qui est publié dans les revues à comité de lecture, donc expertisé. Sur un sujet complexe comme le réchauffement, il est facile de fabriquer du doute. Beaucoup de fausses informations voire de fantasmes circulent, surtout dans la blogosphère. Dans ce cadre, le journalisme peut-il se cantonner à fournir des informations ou doit-il devenir rectificatif ? »
Tel est le fond du débat. Il n'est pas simple : s'il se borne à rendre compte des faits avérés, en ignorant le reste, le journaliste garde la distance nécessaire mais il s'expose au reproche de taire certaines idées à contre-courant. C'est la thèse soutenue notamment par une tendance « conspirationniste » de plus en plus virulente sur la Toile qui justifie ses allégations sur le thème « les médias dominants ne disent pas tout ». A l'inverse, s'il rectifie les erreurs constatées, le journaliste prend le risque d'entrer dans l'arène et de se voir accusé de parti pris.
« La mission première du journal n'est pas de rectifier mais d'informer, estime Sylvie Kauffmann, directrice de la rédaction du Monde . Mais, dans le cadre d'une bataille d'experts, il ne faut pas s'interdire d'utiliser notre expertise. Il est difficile d'établir une règle universelle. Dans le cas de Claude Allègre, lui-même scientifique, si on relève des erreurs factuelles, pourquoi ne pas les démontrer ? En l'occurrence, l'expertise de Stéphane Foucart était sans faille. La ligne à ne pas franchir est celle du journalisme militant. Il faut rester ouvert à tous les points de vue. »
Véronique Maurus