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Une polémique autour du laboratoire qu'a dirigé Claude Allègre secoue les scientifiques : certains dénoncent un conflit d'intérêts lors de publication d'articles. Scandale ou procès d'intention ?
Petits arrangements entre géologues
Article paru dans l'édition du 27.12.08

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epuis plusieurs mois, un document sulfureux circule dans la communauté des sciences de la Terre. Et si beaucoup acceptent de le commenter en termes acerbes, c'est presque toujours pour finir par préciser : « Surtout, vous ne me citez pas ! »

L'affaire est empoisonnée. Le ou les mystérieux corbeaux qui l'ont déclenchée restent dans l'ombre, espérant que le scandale éclate. Il vise certains des plus grands géologues français. Dont Claude Allègre et sa garde rapprochée, au moment où il se murmure que le géochimiste est à nouveau candidat à un poste ministériel.

De quoi s'agit-il ? D'un document d'une centaine de pages. Pour le béotien, ce n'est qu'une compilation d'articles de recherche, publiés entre 1992 et 2008 dans l'une des plus prestigieuses revues de sciences de la Terre, Earth and Planetary Science Letters (EPSL), éditée par le géant anglo-néerlandais de l'édition scientifique Elsevier.

Les articles sélectionnés ont pour point commun d'avoir été rédigés par des chercheurs de l'un des fleurons de la recherche française, l'Institut de physique du globe de Paris (IPGP). Le malaise ? Tous ont été acceptés pour publication par des scientifiques qui étaient à la fois membres du même IPGP et du comité éditorial d' EPSL. Juges et partie, donc.

Pour comprendre, il faut savoir que EPSL fonctionne autour d'un comité de sept chercheurs éminents, choisis par cooptation et ayant tous rang d'éditeur en chef. Chacun consacre bénévolement une partie de son temps à recevoir et évaluer des travaux qu'il décide, ou non, de publier. Et ce, sans avoir de comptes à rendre aux autres.

Toutefois, en cas de conflit d'intérêts potentiel (même institution, récente collaboration, etc.) avec les auteurs qui lui soumettent leur travail pour évaluation, l'éditeur doit se désister au profit d'un autre membre du comité éditorial de la revue. Ces précautions sont cardinales : unités de recherche et chercheurs sont évalués par leurs tutelles en fonction du nombre d'articles publiés et du prestige des revues qui les acceptent.

En dépit de ces usages, les trois chercheurs de l'IPGP ayant successivement siégé au comité éditorial d' EPSL - Paul Tapponnier (1992-1996), Vincent Courtillot (2003-2005) et Claude Jaupart (2006-2008) - ont tous pris en charge et accepté de publier des travaux émanant de leur institut. Institut dirigé à plusieurs reprises par deux des trois intéressés.

L'affaire éclate à l'été 2008. La compilation d'articles suspects est adressée à Elsevier et, précisément, au responsable de la publication d' EPSL, Friso Veenstra, qui dit découvrir alors une situation demeurée jusqu'ici « sous le radar ». Et ajoute qu' EPSL tiendra désormais l'IPGP à l'écart de son comité éditorial.

MM. Courtillot et Jaupart assurent, de leur côté, que la situation aujourd'hui dénoncée s'est installée « au vu et au su de tous » - les initiales de l'éditeur, ou son nom en toutes lettres, figurant dans chaque article. M. Courtillot ajoute qu'il s'était assuré auprès du comité éditorial que le conflit d'intérêts potentiel se limitait à son groupe de recherche et non à l'ensemble de son institut.

Ce que nie Elsevier, précisant que « les éditeurs ont clairement dit qu'ils ne toléreraient pas ces pratiques inacceptables ». En outre, ajoute M. Veenstra, « nous n'avons identifié aucun autre cas de grands nombres d'articles provenant d'une institution, et traités par un membre de la même institution ». Un règlement formel, pris en octobre 2006 et précisant tous les risques de conflits d'intérêts potentiels, n'a pas mis fin à ces procédés.

Elsevier a, de plus, mené une étude bibliométrique évaluant les articles en fonction de leur taux de citation dans d'autres publications. Elle suggère que les travaux acceptés par MM. Courtillot et Jaupart et venant de l'IPGP ont globalement moins retenu l'intérêt que les travaux qu'ils ont acceptés en provenance d'autres instituts. Qu'en somme, ils auraient fait preuve de plus d'indulgence vis-à-vis de leur institution. « Certains de ces papiers sont très cités, tempère M. Veenstra, mais d'autres n'auraient pas dû être publiés [dans EPSL]. »

M. Courtillot réfute l'étude bibliométrique menée par Elsevier, estimant que le recul nécessaire fait défaut pour juger de la qualité des publications. Quant à M. Jaupart, il argue que ces taux de citation inférieurs s'expliquent par le fait que les travaux français seraient en règle générale, à qualité égale, moins cités que ceux des chercheurs anglo-saxons. D'ailleurs, tous deux estiment qu'une part de leur mission à EPSL consistait à faire exister des travaux français qui, bien que de qualité, n'auraient pas émergé sans eux.

Difficile à croire s'agissant de Claude Allègre, ancien directeur de l'IPGP, dont l'envergure scientifique n'est pas à démontrer et qui a pourtant bénéficié de ce circuit pour quatre de ses articles - son ancien conseiller ministériel, Vincent Courtillot, ayant par exemple édité l'un de ses manuscrits en 2004.

Dans le système mis au jour, les auteurs desdits articles ont leur part de responsabilité, puisqu'ils choisissent les éditeurs auxquels ils soumettent leurs travaux. « Aucun chercheur de mon institut n'aurait eu l'idée de me soumettre un article », témoigne un ancien éditeur d' EPSL.

L'affaire plonge dans le plus grand embarras la direction du CNRS - cotutelle de l'IPGP -, comme en témoignent des courriels dont Le Monde a obtenu copie.

Reste l'identité du ou des redresseurs de torts... Qui a consacré du temps à fouiller les archives d' EPSL pour en exhumer la compilation assassine ? La question est ouverte. Mais on peut penser que les attaques de Claude Allègre contre les climatologues ne sont pas étrangères à cette contre-offensive.

« Si elle est avérée, cette affaire est grave et je suis surpris de voir qu'aucune instance scientifique n'a jugé bon de réagir ou d'initier une procédure ne serait-ce qu'interrogative. Et ce, alors que tout le monde est au courant, dit le géophysicien belge André Berger, président honoraire de l'Union européenne des géosciences (EGU) et professeur à l'Université catholique de Louvain. Si, comme les contacts que j'ai en France me le laissent entendre, cette chape de plomb est due au fait que Claude Allègre pourrait redevenir ministre, alors il est urgent de s'interroger sur la liberté d'expression des scientifiques. »

Stéphane Foucart et Hervé Morin
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